Deuxième texte exhumé du répertoire "<textes à donner à mon éditeur après ma mort pour qu'il se fasse de l'argent sur ma dépouille encore tiède>". Ce fumier.
Donc le thème du concours était :
Alors qu’elle s’apprête à quitter définitivement sa maison, une personne (homme ou femme) reçoit un courrier posté six mois plus tôt. Décrivez les bouleversements engendrés par le retard de cette missive.
C'est vrai que ça ressemble plus à un sujet de rédaction de collégien qu'à un concours de nouvelles pour grands écrivains, et c'est bien pour ça que j'ai participé.
Et pas gagné.
Aussi inébranlable que l'axiome affirmant qu'une tartine tombera toujours sur le sol côté beurre, est le postulat définissant qu'il pleut le jour où l'on déménage. Et son corollaire est que les vêtements de pluie sont dans le premier carton chargé au fond du camion, recouvert par d'autres cartons et par la moitié de l'électroménager. L'autre moitié, elle, est entassée dehors et patauge dans la flotte. Gérald, le futur ex-propriétaire des lieux, pare au plus pressé : il soulève un carton, celui-ci, détrempé, cède, le magnétoscope tombe, et sombre par cinq centimètres de fond.
"Quel temps de merde…, philosophe-t-il.
- Quel temps de merde", confirme une voix dans son dos. C'est le parisien. Il n'habite pas vraiment Paris, une heure de route le sépare de la première station de RER, mais dans le village on n'a pas Google Street dans l'œil : le type habite au nord de la Loire, il ne vient dans sa résidence secondaire qu'aux vacances de Noël et l'été, ça suffit à en faire un parisien.
"On déménage ?, interroge-t-il, par pure politesse.
- Non, on rince les cartons."
Les deux hommes se serrent la main, puis ne se réchauffent pas autour d'un café de l'amitié : Gérald avait préparé un thermos, et celui-ci est au fond d'un carton, mais lequel ?
Le parisien est arrivé ce matin, il explique. Il a vu l'agitation, un camion, des meubles que l'on déplace, il a radiné sa science. Tout en continuant à brasser des cartons, Gérald lui explique qu'il a vendu la maison et qu'il a retrouvé un trente mètres carrés à la ville. Le parisien l'interroge, lui affirme que la dernière foid qu'ils se sont vus – c'était vers la Noël – Gérald et sa femme avaient pourtant l'air si heureux dans leur pavillon, des projets plein la tête, comme repeindre les escaliers ou acheter un porte-vélos.
Gérald pose l'halogène au cul du camion et raconte.
Claire, sa femme, ben elle s'est barrée il y a deux mois. Le parisien est interloqué : parmi leurs projets, n'y avait-il pas celui de se reproduire ? Ils avaient l'air tellement amoureux, tellement engagés.
"C'est vrai, confie Gérald, c'était le cas. Mais si tu n'arrêtes pas de m'interrompre, je ne suis pas près d'arriver au bout de mon histoire."
Le parisien s'excuse, il avait autre chose à ajouter mais il perçoit l'agacement de Gérald, et surtout son besoin de déballer toute son histoire. "Je t'écoute, continue.".
Gérald reprend le récit où il l'avait laissé : à l'arrière du camion, et à moitié sous la flotte.
Oui, à l'époque tout était bien dans le meilleur des mondes. Mais un matin, continue Gérald, je me suis réveillé avec le bide en vrac, malade comme un chien. Pas dans mon assiette, ou plutôt pas dans ma gamelle. Tu sais comme sont les hommes, ils préfèrent souffrir en silence plutôt qu'aller consulter. J'ai traîné ça jusqu'à midi, au moins. Puis je me suis décidé à ravaler ma fierté plutôt que mon acte de naissance, alors je suis allé chez le docteur. Il m'a prescrit des examens sanguins. Les résultats de ceux-ci ont été sans appel : je souffrais d'un manque d'alphas, de betas, de gammas, d'omégas, et de tout ce que l'alphabet grec regorge de saloperies. La cause de tout ça ? Inconnue. Des examens complémentaires nous en apprendraient peut-être d'avantage. En attendant j'étais raplapla. Incapable de mettre la table, de sortir les poubelles, de m'acquitter de mon devoir conjugal. Le docteur a prolongé mon arrêt-maladie.
Malgré mon manque d'appétit, dont sexuel, Claire et moi ne désespérions pas de faire un gosse. Mais ça ne venait pas. Nous avons tout essayé, nous faisions l'amour sans arrêt, tous les jeudis. Pour autant, le ventre de Claire ne prenait pas un centimètre de tour. Elle restait toujours aussi svelte selon moi, toujours aussi grosse à ses yeux… C'était là tout le paradoxe qu'elle rabâchait : elle était grosse, mais pas engrossée.
De mon côté, les examens complémentaires se succédaient et ne nous apprenaient rien de plus. J'étais malade, je connaissais mes maux mais pas ce qui les provoquait. Mon médecin traitant m'a diagnostiqué une dépression. Moi qui pouvais me vanter de toujours être de bonne humeur, d'apprendre ça, ça m'a fait déprimer. Et cette saloperie que j'avais, qui me grignotait de l'intérieur, ça me faisait méchamment maigrir. Ma tronche de zombie et mon corps qui flottait dans ses vêtements ont définitivement entamé le crédit libido du couple, que Claire n'était plus que la seule à renflouer.
Au boulot, ils ont fini par embaucher un type pour me remplacer. Ce fayot s'en est plutôt bien sorti : il exécutait en deux jours les tâches que je mettais une semaine à réaliser. Ça fait désordre. Alors ils ont profité de mes absences prolongées pour me virer.
Tu te doutes bien que ce n'est pas tout… Le toit de la maison a commencé à s'écrouler. Un charpentier est venu et a constaté que les chevrons étaient bouffés par la vermine. On a été obligés de refaire entièrement la toiture, si on ne voulait pas avoir l'impression de dormir en tente. Tu penses bien qu'avec mon salaire de chercheur d'emploi, c'était pas vraiment la période. C'est jamais la période, quand il s'agit de refaire la toiture, mais là ça commençait à faire beaucoup pour un seul homme. Et sa femme. J'ai appelé mes parents pour leur demander de nous prêter du fric. J'appelle mes parents deux fois par an, et c'est généralement pour leur demander de l'argent. Mais cette fois-ci, les négociations n'ont pas duré longtemps : ma mère m'a appris que mon père avait un cancer du poumon. A 58 ans, les médecins ne lui donnaient pas trois mois pour rédiger son testament. Je me suis dit qu'il serait plus sage d'attendre l'héritage…
Pour ce qui est du chat noir que je semblais avoir adopté, je pourrais te citer aussi un joint de culasse sur le Picasso, un dégât des eaux à cause de la machine à laver, les défaites du PSG, et j'en passe.
Mais le pire, dans tout ça, c'est que je changeais radicalement. Physiquement, je concurrençais sérieusement mon père et sa chimio, mais c'est surtout au niveau de ma personnalité que je me suis métamorphosé en sorte de monstre. Je suis devenu aigri, lunatique, pessimiste… Je me suis mis aux blagues antisémites, à être jaloux de tout le monde, à envoyer bouler Claire pour le moindre prétexte. A haïr le chat. A boire. Tu vois, mon vieux, je crois que je suis devenu un gros con. Un gros con qui s'habille trois tailles au-dessus.
Le parisien regarde ses chaussures. Gérald interprète cela comme le pire des aveux. Comme s'il lui avait dit "T'as toujours été un gros con" ou "Tu fais peine à voir (, gros con)". Il se retient de le lui faire remarquer, et termine son récit par le départ de Claire et la vente de la maison. Selon lui, Claire avait tant de bonnes raisons de le quitter qu'elle n'a pas su choisir laquelle avancer pour justifier sa décision. Elle aurait donc pris un amant pour se faciliter la tâche. Il n'y avait plus qu'à aller trouver le notaire pour gérer le divorce et la vente de la maison.
La pluie devient déluge. Si Noé se pointait maintenant avec son arche, il n'aurait rien d'autre que des grenouilles à embarquer.
Avant de prendre congé, le parisien tend une lettre à Gérald.
"Au fait, le facteur s'est trompé, il a mis ce courrier dans ma boite-à-lettres. Il t'est destiné, il a été posté il y a environ 6 mois."
Gérald décachette l'enveloppe et lit la lettre, avant de la froisser en râlant et de la jeter sur le tas d'ordures promises à la déchetterie. "Conneries", murmure-t-il, puis il repart à ses occupations. On est en train de descendre le lourd vaisselier par la fenêtre du premier étage. Gérald va se positionner en bas et, les mains en porte-voix, il hurle ses ordres aux gros bras qui s'affairent en haut avec le treuil.
Le parisien regarde son ami aigri et amaigri. C'est vrai qu'il a morflé, depuis Noël. Il va récupérer la lettre sur le tas et la défroisse.
"Cette lettre vient de Roumanie et doit faire le tour du monde. Elle a été commencée par Melle Clément.
Lisez les faits suivants, absolument authentiques : Monsieur Médard reçut la lettre, fit les copies et les envoya 9 jours plus tard. Il gagna 5 millions de dollars en pariant sur un bourricot dans la troisième à Auteuil. Mireille Cébalo reçut la chaîne avant de partir en voyage, elle la déchira ; sa famille subit des malheurs, la misère et la folie, la valise volée à l'aéroport et deux heures de retard à l'atterrissage. Monsieur Ferrant reçut la chaîne en 1996, il ordonna à son secrétaire de faire les copies et de les envoyer, ses conditions de vie s'améliorèrent, et il put enfin changer de femme. Un employé de banque qui ne veut pas dévoiler son nom parce qu'il est aujourd'hui directeur commercial, oublia d'envoyer les copies, et 4 jours plus tard il perdit sa place ; il retrouva la chaîne, fit les copies et les envoya, il reçut une place supérieure pour devenir chef de ses collègues mondiaux, avec voiture de fonction et dessert à volonté. Un Monsieur bien, distingué, reçut la chaîne, s'en moqua, la brûla, pour montrer à sa famille qu'il n'était pas superstitieux. Il brûla lui aussi, dix jours plus tard. Personne ne vint à son enterrement, et sa tombe est profanée à chaque équinoxe.
N'arrêtez pas la chaîne, sous aucun prétexte. Faites ce qu'on vous demande. Après 3 jours, vous aurez une surprise telle que vous n'y songez pas. Mais si vous n'envoyez pas une copie de cette chaîne à 10 personnes de votre entourage, alors la malédiction s'abattra sur vous et vos proches, à savoir : cancrelats dans le corps et dans la maison, femme infidèle, joint de culasse pété, et tout le tralala.
N'oubliez pas : malheur si la chaîne se brise !"
Le parisien n'a pas fini de frémir à la lecture de cette lettre, qu'il entend un grand fracas rappelant le bruit caractéristique du vaisselier qui tombe sur un corps humain. Les gros bras s'agitent en tous sens, hurlent que c'est bien du malheur, s'affairent dans les décombres et parviennent à sauver ce qu'ils peuvent : trois tasses en porcelaine, dont une ébréchée.
Un des déménageurs s'approche du parisien en s'excusant pour son ami écrabouillé.
"C'est la chaîne qui s'est brisée…", explique-t-il.