Toute ressemblance avec une remise de prix organisée par le surnommé Grizzly, ayant eu lieu dans cette région et récompensant ce texte ne serait que le fruit fortuit de la passion.
Amen.
La gare de Rennes est bondée de gens qui n’ont rien à y foutre à cette heure là. Mais les trains sont mécontents et font n’importe quoi en ce moment. Aucun voyageur ne se retrouve au bon endroit au bon moment. J’en fais partie.
Sauf que moi je suis là où je suis censé être, en témoigne mon billet. Mais je suis prêt à accepter d’être à un autre mauvais endroit à ce moment précis.
Je veux pas y aller, j’ai le trac.
J’intercepte un préposé-à-la-collecte-des-insultes et lui demande avec l’air le plus aimable du monde :
"Dis-moi, sale feignasse, il est maintenu le train pour Jurons-les-Sacs ?
- Jugon-les-Lacs, si c’est maintenu ? Y’en a que deux par an, alors vous pensez bien qu’il est maintenu !"
Et merde…
Le voyage dure environ interminable-et-demi. Ma voisine semble être tombée amoureuse de moi. Elle s’est assoupie et j’ai fait la moitié du voyage avec sa tête sur l’épaule. L’autre moitié du trajet, elle l’a occupée à me lécher le visage. Lorsqu’enfin le train s’arrête à destination, je lui dis au revoir, elle me dit meuh, et je descends de la bétaillère. La première chose qui me frappe, en posant mon pied dans le sol local, c’est un nuage. En plein sur le front. Le ciel est bas, dirait-on. Je rampe jusqu’à la gare en évitant de me cogner à ce plafond, les roulettes de la valise que je traîne derrière moi dessinent deux sillons dans la boue. Je veux pas y aller…
Lorsque je parviens à atteindre le bâtiment, j’y ai laissé une chaussure dans la boue, mon pantalon du dimanche est saccagé et une famille de cormorans a élu domicile dans mes cheveux.
Je regrette déjà d’avoir participé à ce concours. J’aurais pas dû décrocher le jour où ils m’ont appelé pour m’annoncer la nouvelle. Ou alors me grimer avec une fausse barbe, des fausses lunettes et imiter l’accent belge pour leur annoncer qu’ils devaient se tromper de numéro, une fois. Ou leur faire croire que je ne pourrais pas participer à la remise des prix car précisément ce jour là, quelle déveine !, je recevais le Goncourt.
Mais qu’est-ce qui m’a pris d’y aller ? Et qu’est-ce qui leur a pris, à eux, d’aller me décerner le premier prix ? Non parce que je peux bien l’avouer, ce texte était nul ! C’est pas une nouvelle, que je leur ai envoyée, c’est une lettre d’insultes ! Comment ont-ils pu récompenser un texte qui soit aussi pamphlétaire et irrespectueux envers eux ? Ils n’ont pas compris que je parlais d’eux ou quoi ? Savent-ils lire, au moins… ?
Un type s’approche de moi et me tire de mes pensées. De lui aussi, il semblerait que les pensées se soient tirées depuis un bon bout de temps, et que le mouvement soit reconductible. Il me regarde de bas en haut, semblant apprécier l’effort vestimentaire consenti et maculé.
"Alors c’est vous l’écrivain ? Moi c’est Loïc, c’est moi qui vais vous emmener à la salle communale où tout le monde vous attend. Nous sommes tous très impatients de vous connaître, vous savez… On va attendre cinq minutes avant de sortir, le ciel devrait rapidement se lever."
Et effectivement, quelques minutes plus tard les nuages sont remontés d’un bon mètre cinquante et les trombes d’eau giflent le parking de la gare.
"De la bruine, qu’il m’explique, dépêchons-nous avant qu’il pleuve…"
Seigneur, dis-moi, quel est ton message divin ? Que cherches-tu à m’expliquer en te comportant ainsi avec moi ?
Après une demi-heure de route et deux kilomètres au compteur, nous arrivons enfin à la salle municipale de Juron-les-Sacs. « Jugon-les-Lacs », me reprend mon chauffeur.
Mon trac est au comble du précipice et j’en suis à envier l’alcoolisme chronique des autochtones qui leur permet de supporter le pire. J’entre enfin dans la salle. Horreur. Tout le village est là, tous vêtus de leurs costumes et coiffes folkloriques et brandissant fourches, masses d’armes ou hallebardes. Mon chauffeur me plante le canon d’un fusil dans le dos. « Avance, le comique ! », qu’il me menace d’obtempérer. Il me pousse ainsi jusqu’à la scène et je fends la foule sous les injures et les crachats. Arrivé sur l’estrade, je vois la cage. Un dresseur, tout de cuir habillé, ouvre la grille de laquelle sort l’ours. Le fameux grizzly.
Le monstre, d’au moins trois mètres au garrot, s’approche de moi et en guise de salutation il me balance son énorme patte velue dans l’épaule, m’offrant ainsi ma récompense : des séances de kiné hebdomadaires, valables à vie.
« Merci d’être venu jusqu’à nous, Monsieur Stipe, grogne-t-il de sa voix d’ours des cavernes. Maintenant que vous êtes ici, nous pouvons vous l’avouer, votre texte était nul ! C’est pas une nouvelle, que vous nous avez envoyée, mais une lettre d’insultes !»
Puis il me tend un stylo et un paquet de feuilles.
« Vous nous avez énormément déçus. Nous vous savons capable de mieux que ça. Aussi allez-vous nous écrire une vraie nouvelle, dans laquelle vous raconterez le souvenir ému de vos départs en vacances en Bretagne lorsque vous étiez enfant. Vous avez deux heures, avant que la nuit ne tombe et ne nous transforme tous en monstres sanguinaires dont votre maigre carcasse constituera le repas. »
Je balaie la salle du regard à la recherche d’une échappatoire. Des centaines de paires d’yeux rougis par la colère sont braqués sur moi. Une masse d’arme vient me chatouiller la moustache, une hallebarde se plante à mes pieds. Je regarde par la fenêtre. Je sais une chose, de la Bretagne : lorsque l’eau vous mouille de bas en haut, c’est marée haute. Lorsque qu’elle vous mouille de haut en bas, c’est qu’il pleut. Et quand les poulpes passent à la fenêtre, c’est les deux.
Je ravale ma salive et ma fierté et commence à écrire…
Une main me tapote l’épaule.
" Faut vous réveiller, Monsieur !
- On est arrivés ?
- Ben disons que si on continue, on tombe dans la mer…"
Je remercie le contrôleur qui s’éloigne déjà en sifflotant un air joyeux.
Sur le quai m’attendent deux personnes maternantes. L’air est printanier, l’humeur est estivale. A la salle des festivités, je suis accueilli par des pétales de roses, des sourires francs et des regards qui pétillent de camaraderie. Toute la journée on se sourira, on se félicitera, on nous présentera des personnes toutes plus intéressantes et sympathiques les unes que les autres, on s’occupera de nous, on s’occupera de la bonne ambiance, on nous nourrira, on se gâtera.
Lorsque je repars le lendemain matin, le soleil me nargue une dernière fois en m’éclaboussant de ses rayons. J’ai passé les heures (nombreuses) dans le train à sourire béatement en repensant à cette journée et à toutes ces rencontres.
En arrivant chez moi, la neige me rappelle que nous sommes déjà en automne.
Je vous hais. Merci.